Le numérique durable : les directeurs informatiques et financiers doivent s’accorder
Par Stuart Andrews
Prises en étau entre la crise énergétique mondiale et des impératifs de durabilité toujours plus pressants, les entreprises attendent de leurs directeurs informatiques et financiers qu’ils s’accordent sur une marche à suivre pour réduire leur empreinte carbone, sans limiter pour autant leur périmètre de croissance. Nous nous sommes entretenus à ce sujet avec Steen Dalgas, Senior Cloud Economist chez Nutanix, et avec Jennifer Huffstetler, chef de produit en charge de la durabilité chez Intel. Nous avons évoqué ensemble les défis auxquels sont confrontés les responsables informatiques et les premières mesures qu’ils peuvent mettre en œuvre pour les surmonter.
Les entreprises se soucient de plus en plus de leur empreinte carbone. Toutefois, comment leurs centres de données et leurs infrastructures numériques contribuent-ils à leur impact environnemental ? Cette empreinte carbone grandit-elle à chaque nouvel investissement technologique ?
Steen Dalgas : Nous avons récemment rédigé un livre blanc, en collaboration avec Atlantic Ventures, et selon ce dernier, l’empreinte carbone des centres de données est essentiellement la même que celle laissée par le transport aérien – c’est de cet ordre-là. Environ 2 % des émissions mondiales proviennent des centres de données. Et si tout le monde s’accorde à reconnaître que le transport aérien contribue pour beaucoup aux émissions de CO2, il faut savoir que les centres de données n’ont rien à lui envier.
Or, les responsables informatiques en sont rarement conscients. Ils sont si concentrés sur leurs impératifs numériques qu’ils ne se sont jamais vraiment interrogés sur la question du CO2.
Donc, pour résumer, nous nous trouvons dans une situation où les choses ont déjà commencé à échapper à notre contrôle et nous devons reprendre la main dès maintenant ?
Steen Dalgas : Absolument. D’autant que d’autres aspects, liés à la conformité et à la réglementation, entrent en jeu. Nous devons comprendre les facteurs ESG [les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance]. Les responsables de fonds d’investissement ont compris que les entreprises qui prenaient les facteurs ESG au sérieux étaient précisément celles qui enregistraient les meilleures performances sur le marché. C’est pourquoi, en lieu et place d’un cadre financier essentiellement axé sur les résultats, nous avons mis en place un ensemble de nouveaux paramètres. Les investisseurs ont besoin de s’appuyer sur de tels paramètres pour déterminer s’il est judicieux pour eux d’investir dans telle ou telle entreprise. En outre, cela incite les pouvoirs publics à adopter des législations nous dotant de critères ESG normatifs par rapport auxquels il sera facile de réaliser des audits. Il existe désormais pléthore de nouvelles législations et elles devraient tout changer.
Il est temps de prendre l’ESG au sérieux, comme nous le montre la crise énergétique actuelle. S’il y a peu, l’énergie représentait 10 % du TCO (coût total de propriété) des centres de données, ce chiffre avoisine aujourd’hui les 40 %, et les entreprises qui se souciaient peu de cet aspect sont désormais quasi défaillantes. Nombreux sont ceux qui considèrent qu’il s’agit là d’une problématique à court terme. Ce n’est pourtant pas le cas. C’est l’ensemble de notre modèle énergétique mondial que nous devons restructurer. Et pour commencer, les entreprises doivent immédiatement réduire leur consommation d’énergie. C’est un impératif opérationnel.
L’autre volet de la crise s’articule autour de l’approvisionnement. L’offre n’est tout simplement pas suffisante, et si nous continuons à subir des vagues de froids prolongées, nos gouvernements devront déterminer s’il convient d’utiliser le gaz en remplacement de l’électricité ou juste pour le chauffage, et c’est bien ce dernier qui l’emportera. Autant d’aspects qui s’avèrent problématiques pour la résilience informatique des entreprises, sachant que nombre d’entre elles ne disposent pas de plans de reprise après sinistre adéquats.
Intervenant plus directement dans les coûts opérationnels et les investissements, les responsables financiers sont-ils plus conscients du problème que leurs homologues de l’informatique ?
Steen Dalgas : Oui. Lorsque l’Institut des experts comptables en Angleterre et au Pays de Galles a publié ses priorités pour l’année 2022, la priorité qui a pris le pas sur toutes les autres concernait la durabilité, et donc l’ESG. Or, lorsque j’ai lu les priorités des responsables informatiques, il n’en était fait mention nulle part. Ceci est dû aux modalités de reporting. Au début, les questions ESG se résumaient essentiellement à des chiffres qu’il fallait consigner. C’est pourquoi ce sont les responsables financiers qui en ont hérité en premier lieu. La mission première d’un directeur financier consiste à réduire les coûts énergétiques et les émissions de CO2. Mais, en même temps, vous avez des directeurs informatiques qui, de leur côté, sont confrontés au double impératif de la digitalisation de leur entreprise et de la mise à l’échelle ascendante que celle-ci implique. C’est là que les agendas cessent de se recouper.
Une entreprise est-elle en mesure de réconcilier des agendas contradictoires ?
Steen Dalgas : Dans un tel chaos, vous ne pourrez contrôler la situation que si vous disposez d’une visibilité globale sur votre consommation d’énergie et savez très exactement ce que consomme tel ou tel segment de votre entreprise, où et comment il le consomme. Pour vous donner une idée du problème, Nutanix travaille en étroite collaboration avec Flexera, et nous avons développé ensemble un logiciel permettant de cartographier le paysage informatique complet d’un client. D’après ce qu’ils m’ont dit, ils identifient généralement 30 % d’actifs technologiques en plus, par rapport à ce que les clients pensent avoir. Il s’agit généralement de systèmes et d’infrastructures informatiques non approuvés (Shadow IT), qu’ils ne gèrent pas directement. Vous ne pouvez pas améliorer une chose tant que vous ne pouvez pas l’évaluer.
Est-ce une problématique en soi ?
Steen Dalgas : Il n’est pas facile d’obtenir des données parlantes sur l’énergie utilisée dans un rack spécifique. De plus, un autre problème se pose, car il s’avère tout aussi difficile d’obtenir des informations précises sur la consommation énergétique des nouveaux produits informatiques achetés par une entreprise. Ceci est dû au fait que les fabricants reprennent souvent des chiffres standards pouvant n’avoir aucun rapport avec le fonctionnement réel de ces produits. De nombreux facteurs peuvent impacter l’efficacité, et cela ne se limite pas à l’énergie.
La consommation d’eau de nombreux centres de données modernes pose pratiquement autant de problèmes que leur consommation d’énergie et, même les entreprises qui se positionnent comme des figures de proue du développement durable ont du mal à communiquer des chiffres étayant leurs allégations.
Les dirigeants d’entreprise comme leurs directeurs financiers sont conscients de ces problèmes, mais font-ils pour autant les investissements qui s’imposent pour les résoudre ? Les directeurs informatiques sont-ils suffisamment impliqués dans le débat ?
Steen Dalgas : Je vais revenir plus en détail sur certaines problématiques. Dans le secteur public, il est très fréquent que l’énergie soit inscrite au budget des services généraux de l’organisation. Ce n’est pas le service informatique qui paye – la facture est envoyée dans un autre département de l’organisation – ce qui fait que vous avez quelqu’un qui gère une part conséquente de la consommation énergétique, sans être impliqué dans son paiement. Je m’interroge sur la quantité d’énergie qui est gaspillée au Royaume-Uni et dans le reste de l’Europe à cause de cette inadéquation.
En outre, les directeurs informatiques sont – de façon tout à fait légitime – concentrés sur des paramètres qui déterminent leur rémunération, et l’énergie n’entre pas dans ces calculs. Les directeurs informatiques se soucient avant tout des coûts et de la résilience, et ils sont très réfractaires au risque. Or, investir dans des nouvelles technologies qui pourraient potentiellement faire chuter la consommation d’eau et d’énergie est risqué. Les infrastructures hyperconvergées pourraient réduire significativement la consommation énergétique, mais les directeurs informatiques ne considèrent pas cela comme un motif suffisant en soi pour investir. Toutefois, avec ces nouveaux paramètres ESG, les comportements pourraient évoluer dans le bon sens.
Quid de l’intelligence artificielle et de l’automatisation ? Pourraient-elles s’avérer utiles ?
Steen Dalgas : C’est quasiment certain, oui. En ce qui concerne la consommation énergétique du centre de données, les deux principaux contributeurs sont l’énergie au niveau du rack et le refroidissement. Comment pouvons-nous réduire cela ? Le HCI ou infrastructure hyperconvergée[une approche « software-defined » hautement automatisée, utilisée pour faire fonctionner les centres de données] opère généralement dans un facteur de forme bien plus petit – Atlantic Ventures a effectué des études comparatives qui ont révélé que les infrastructures HCI réduisaient leur consommation énergétique en moyenne de 27 % par rapport aux infrastructures conventionnelles à trois niveaux (3-tiers). Tout dépend de la consommation spécifique, mais de nombreuses données prouvent que l’approche HCI permet une consommation énergétique encore plus faible et des équipements physiques réduits.
Mais la façon dont vous gérez votre infrastructure HCI par rapport à votre infrastructure existante et ancienne fait également la différence. Il est très facile d’ajouter de la capacité – vous pouvez acheter juste ce qu’il vous faut aujourd’hui, au lieu d’acheter tout de suite beaucoup plus de capacité que nécessaire en prévision d’hypothétiques besoins futurs. En limitant ainsi vos le sur approvisionnement, vous réduisez également vos coûts énergétiques et vos émissions. De plus, avec une infrastructure traditionnelle, les systèmes perdent en efficacité au fil du temps. Ce qui signifie que vous vous retrouvez à court de capacité plus tôt et devez donc acheter plus de matériel. Avec l’automatisation logicielle basée sur l’IA, vous pouvez vous assurer en continu que les ressources sont utilisées efficacement et que vous planifiez la capacité de façon optimale.
Pour l’essentiel, l’approche « software-defined » utilisée pour faire tourner un centre de données, qui inclut l’infrastructure hyperconvergée (HCI) et un niveau d’automatisation et d’intelligence élevé, favorise un fonctionnement optimal et maximise la valeur générée à la fois par les actifs physiques et par la puissance dont vous les dotez.
Jennifer Huffstetler : Nous pensons que l’IA peut avoir un énorme impact sur la consommation d’électricité. En utilisant l’IA pour analyser la consommation électrique, via les informations télémétriques produites par les processeurs Xeon, il est possible de contrôler intelligemment cette consommation. Nous offrons un ensemble robuste de contrôles télémétriques dans les processeurs Xeon, lesquels optimisent un logiciel d’orchestration à plus haut niveau – tel le logiciel Fortanix – qui nous permet d’utiliser les données pour prendre des décisions intelligentes quant au moment où il convient de réduire l’alimentation système des serveurs.
Donc cela allonge le cycle de vie du matériel ?
Steen Dalgas : Oui. Ce qui est d’autant plus appréciable, c’est qu’avec le HCI, l’innovation et les nouvelles fonctionnalités proviennent du logiciel. Vous n’avez pas besoin de mettre à niveau vos serveurs et processeurs tous les trois ou quatre ans ; une nouvelle version logicielle suffit à apporter des améliorations en termes de performances et de nouvelles capacités. Ce qui signifie que vous devez changer votre matériel moins souvent, peut-être tous les cinq, six ou sept ans. Et quand on sait que les émissions générées par la fabrication et l’acheminement des équipements peuvent atteindre 50 % dans certains cas, ceci est un moyen efficace de les réduire.
Jennifer Huffstetler : Une autre composante du cycle de vie du matériel est la création de conceptions modulaires de serveurs. Cela permet d’échanger facilement les composants de serveur (processeur, mémoire, stockage) qui doivent être remplacés ou mis à niveau, sans mettre tout le système au rebut. Les déchets sont ainsi réduits, ce qui est bénéfique pour le climat et l’empreinte carbone. Nous réalisons cela à grande échelle, par l’intermédiaire d’organisations telles que celles participant à l’Open Compute Project (OCP), pour nous assurer que ces mesures ont une portée mondiale et qu’elles sont adoptées par les opérateurs de centres de données.
D’autres technologies pouvant être utiles se profilent-elles à l’horizon ?
Steen Dalgas : Le refroidissement liquide. Le refroidissement se fait traditionnellement au moyen de l’air, mais l’air n’est pas un très bon conducteur thermique. L’eau est bien plus indiquée. Le refroidissement liquide existe depuis longtemps, mais il est généralement utilisé dans l’informatique hautes performances. Aujourd’hui, de nouvelles start-ups émergent et proposent des solutions de refroidissement liquide pour les centres de données qui permettraient, selon elles, de réduire de 90 % les coûts de refroidissement. Et, cerise sur le gâteau, la chaleur transférée peut être utilisée pour chauffer des bâtiments ou de l’eau, ce qui propulse également le refroidissement au rang des sources d’énergie. Il s’agit d’une innovation incroyable, particulièrement adaptée à l’infrastructure HCI : cela fonctionne encore mieux avec notre facteur de forme et offre des avantages potentiels inédits. Nous n’en sommes qu’à la phase d’investigation, mais gardez bien un œil là-dessus.
Si nous repensons à ce que nous avons dit au début de cet entretien, les sujets d’inquiétude ne manquent pas, mais c’est aussi aux entreprises d’embrasser l’innovation, d’évaluer minutieusement ce qui doit l’être et de fixer une base de référence, ensuite, le reste suivra. Déterminez quelle est votre consommation d’énergie et d’eau et utilisez ces paramètres pour évaluer vos performances. C’est par là qu’il faut commencer.
Jennifer Huffstetler : Lors de notre récent salon Intel ON, nous avons présenté certaines des solutions de refroidissement liquide fournies par nos clients et avons fait part de notre intention de déployer le refroidissement par immersion liquide dans tout le secteur informatique. L’effort principal à fournir consiste essentiellement à standardiser les liquides pour pouvoir augmenter les volumes et réduire les coûts. Un autre aspect est la validation des composants matériels afin de pouvoir travailler en toute fiabilité lors des déploiements de la technologie par immersion liquide. Nous pressentons que ces deux facteurs permettront des développements d’échelle dans tout le secteur informatique.
Pour en savoir plus au sujet des centres de données durables, téléchargez ce rapport.